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La Cour d’appel met fin aux actions spéculatives en responsabilité du fait des produits

22 mai 2025

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Écrit par Thomas Feore et Ana Nizharadze

En 2024, le plus haut tribunal de l’Ontario a confirmé le principe selon lequel une action en responsabilité civile certifiable exige qu’un demandeur fournisse un fondement en fait pour un préjudice présent et avéré qui est « suffisamment grave ». Un préjudice juridiquement indemnisable doit exister – la simple existence d’un risque de préjudice ne suffit pas.

Dans l’affaire Palmer v. Teva Canada Limited, 2024 ONCA 220 (Palmer), les demandeurs ont réclamé des dommages-intérêts à la suite de l’ingestion et/ou de l’achat de médicaments contenant des nitrosamines, qui sont des composés potentiellement cancérigènes qui ne provoquent aucun symptôme, mais qui peuvent dans une faible mesure augmenter le risque de développer un cancer dans l’avenir.

Confirmant en grande partie la décision du tribunal de première instance, la Cour a jugé que les réclamations des demandeurs pour préjudice moral et économique n’étaient pas certifiables a) en ce qui concerne le préjudice moral, parce que les blessures psychologiques alléguées n’étaient pas graves et prolongées et n’étaient pas un résultat prévisible de l’information relative à l’ingestion de nitrosamines, et b) en ce qui concerne le préjudice économique, parce que l’ingestion de nitrosamines ne présentait pas un danger imminent. Cette décision est riche en enseignements pour toute action en dommages corporels dans laquelle les parties demanderesses qui n’ont pas subi de préjudice physique avéré font valoir des préjudices psychologiques ou économiques en réclamant des frais médicaux potentiels futurs.

La décision Palmer

Les demandeurs, au nom des membres du groupe putatif ayant intenté le recours (les personnes ayant ingéré ou acheté les produits Valsartan des défenderesses) ont fait valoir que ces produits augmentaient leur risque de développer certains cancers, étant donné que des impuretés sous forme de nitrosamines potentiellement cancérigènes y ont été ajoutées lors de leur fabrication prétendument négligente par les défendeurs. Les défendeurs ont volontairement rappelé les lots contaminés de Valsartan. Reconnaissant que les nitrosamines présentes dans ces produits de Valsartan pouvaient augmenter légèrement les risques de cancer, Santé Canada a publié de nombreux avis associés aux rappels, conseillant aux patients de continuer à prendre leur médicament, sauf avis contraire de leur médecin ou de leur pharmacien.

Les demandeurs n’ont pas cherché à obtenir des dommages-intérêts pour préjudice corporel, aucun d’entre eux n’ayant été atteint d’un cancer. Ils ont plutôt demandé des dommages-intérêts pour la détresse psychologique résultant de la nouvelle les informant d’un risque prétendument accru de développer un cancer dans l’avenir, tel que l’indiquent les avis de Santé Canada concernant les rappels de produits des défendeurs. Les demandeurs ont également cherché à obtenir le remboursement d’éventuels frais médicaux, y compris pour la surveillance d’un cancer potentiel.

L’analyse de la Cour d’appel

Les demandeurs ont fait valoir trois arguments en appel, à savoir que la Cour de première instance :

  1. n’a pas considéré que l’ingestion des nitrosamines contenues dans le Valsartan avait provoqué chez les demandeurs des [TRADUCTION] « lésions génotoxiques » (c’est-à-dire des modifications de leur [TRADUCTION] « composition corporelle interne à l’échelle cellulaire ou moléculaire »);
  2. a conclu à tort que la détresse psychologique alléguée par les demandeurs n’était pas indemnisable et que la détresse psychologique actuelle fondée sur l’appréhension d’un risque accru de développer une maladie dans le futur ne pouvait justifier une demande d’indemnisation viable;
  3. a commis une erreur en exigeant (et non en constatant) l’existence d’une menace « imminente » d’atteinte à l’intégrité physique comme condition préalable au recouvrement des frais de suivi médical futurs et d’autres pertes économiques alléguées.

La Cour d’appel a rejeté ces arguments.

1. Le préjudice physique doit être réel et « perceptible »

En ce qui concerne la « génotoxicité », les demandeurs ont allégué que les [TRADUCTION] « changements moléculaires » supposés dans leurs cellules, [TRADUCTION] « causés par une exposition à une toxine due à la négligence », constituaient un préjudice physique réel. Comme l’a observé la Cour d’appel, ces prétendus « changements » n’ont toutefois entraîné aucun symptôme, et donc aucun préjudice actuel indemnisable. La Cour a rappelé qu’un [TRADUCTION] « changement physique sans effet perceptible » sur la santé d’une personne n’est pas indemnisable en cas de négligence.

2. Le préjudice psychologique actuel fondé sur un risque futur pourrait faire l’objet d’une indemnisation, mais il doit être caractérisé, avoir une incidence considérable et être raisonnablement prévisible

La Cour d’appel a estimé qu’en théorie, il pouvait y avoir une cause d’action pour un préjudice psychologique actuel occasionné par la révélation d’une exposition à un risque accru de maladie future : [TRADUCTION] « [l]a détresse psychologique causée par la crainte, même spéculative, d’un risque accru constitue toujours un préjudice [réel] ».

Toutefois, ce préjudice doit être « grave et de longue durée » et dépasser les « désagréments, angoisses et craintes ordinaires » de la vie en société, comme l’a souligné la Cour suprême dans les affaires Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, et Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28. Le préjudice psychologique doit être une conséquence raisonnablement prévisible de la découverte de l’exposition au risque en question, chez une personne dotée d’une résilience ordinaire.

À cette fin, la Cour d’appel a précisé qu’un demandeur est tenu de caractériser le préjudice psychologique allégué dans sa plaidoirie. Il ne suffit pas d’invoquer le critère juridique – à savoir que la détresse psychologique alléguée est « grave et de longue durée », etc. Par ailleurs, la Cour d’appel a estimé que, pour une personne dotée d’une résilience ordinaire, les avis émis par Santé Canada auraient dû [TRADUCTION] « apaiser les inquiétudes » plutôt que de provoquer une détresse psychologique « grave et de longue durée ».

3. L’existence d’un préjudice sous-jacent imminent est requise pour recouvrer une perte économique pure

La Cour d’appel a précisé que, pour obtenir un dédommagement pour une perte économique pure, le « préjudice imminent » doit l’être à un point tel qu’il équivaut à un préjudice actuel. La Cour a estimé que, sans indication que les produits Valsartan fabriqués par les défendeurs présentaient un préjudice « imminent », les pertes économiques pures sous la forme de frais médicaux futurs n’étaient pas indemnisables. Le Valsartan ne présentant pas de danger imminent, la Cour d’appel a refusé de certifier cette demande.

Le raisonnement de la Cour fait écho à la décision de la Cour supérieure de l’Ontario dans l’affaire Rego v. Bayerische Motoren Werke AG, 2023 ONSC 5244 (Rego), dans laquelle le juge saisi de la requête a noté que le rôle du « préjudice imminent » est de [TRADUCTIONS]« faire l’analogie » avec les coûts de toute « réparation anticipée » pour le « préjudice physique causé à la personne ou à la propriété du demandeur ». Dans l’affaire Rego – qui a fait l’objet d’un appel devant la Cour d’appel de l’Ontario – le juge saisi de la requête a considérablement restreint le groupe putatif des propriétaires de véhicules uniquement à ceux qui avaient soit a) engagé des frais de réparation pour des dommages réels causés par un moteur défectueux en cause; soit b) engagé des frais de réparation pour éviter une panne imminente du moteur.

Regard vers l’avenir

La décision rendue par la Cour d’appel dans l’affaire Palmer apporte une cohérence et une clarté bienvenues quant à l’exigence souvent discutée relative à l’existence d’un préjudice présent et avéré dans les recours collectifs putatifs fondés sur des réclamations en responsabilité délictuelle. Cette décision constitue le rejet définitif par une cour d’appel de tous les efforts visant à contourner cette exigence pour des réclamations qui sont, à la base, des réclamations spéculatives en matière de responsabilité du fait des produits, fondées sur des préjudices corporels potentiels.

Cette décision (et la décision à venir de la Cour d’appel dans l’affaire Rego) pourrait dissuader les demandeurs d’introduire de telles demandes spéculatives à l’avenir.

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