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La Cour fédérale émet une ordonnance de blocage de sites pour les FSI

25 novembre 2019

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Écrit par Martin Kratz

Dans Bell Media Inc. c. GoldTV.Biz, 2019 CF 1432, la Cour fédérale a examiné une nouvelle requête au Canada en faveur d’une « ordonnance de blocage de site ». Les demandeurs de la société de radiodiffusion ont demandé une injonction obligatoire interlocutoire contre les tiers fournisseurs de services Internet (FSI) innocents qui cherchaient à obliger les FSI « à prendre des mesures pour empêcher leurs clients d’accéder aux sites Web et aux services Internet exploités par les défendeurs anonymes ».  

Les demanderesses allèguent que les défendeurs portent atteinte au droit d’auteur en exploitant des services d’abonnement non autorisés qui permettent aux abonnés d’accéder au contenu de la programmation de la demanderesse sur Internet.

Les tiers intimés innocents sont les principaux FSI canadiens et la plupart d’entre eux ont consenti à la requête. TekSavvy a soulevé un certain nombre d’objections, y compris le fait que le différend relève de l’expertise spécialisée et du mandat du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et, dans les circonstances, « bien que la Cour puisse avoir compétence, dans un sens étroit, la Cour devrait refuser d’exercer cette compétence ».

Les demandeurs avaient déjà obtenu une injonction préliminaire contre les défendeurs anonymes, mais n’avaient pas été en mesure de les identifier. Les exigences et les garanties visant à contraindre des tiers innocents à identifier les défendeurs (une ordonnance de Norwich) sont bien établies. 1 Les exigences et les mesures de protection visant à contraindre des tiers innocents à bloquer un site Web ne sont pas bien établies. 

La Cour fédérale a d’entrée de jeu en concluant qu’elle avait compétence pour rendre une ordonnance de blocage de site. La Cour a reconnu que l’article 36 de la Loi sur les télécommunications confère au CRTC le pouvoir d’autoriser un FSI à bloquer un site Web, mais a fait remarquer que dans la décision de télécom 2018-384, le CRTC avait conclu que « l’article 36 confère un pouvoir d’autorisation et non un pouvoir obligatoire » et que, par conséquent, « le pouvoir d’exiger le blocage doit être trouvé ailleurs et doit se rapporter à l’objet qui relève clairement de la compétence ». En fin de compte, la Cour a conclu qu’il n’y a pas de « compétence du CRTC sur les questions sous-jacentes de droit d’auteur et qu’il n’y a pas de pouvoir d’accorder le type de redressement demandé » dans le cas de la présente requête et que l’ordonnance de blocage de sites ne nuirait pas à la compétence du CRTC. 

La Cour s’est ensuite penchée sur le critère à appliquer pour obtenir une ordonnance de blocage de site. Le Comité permanent de l’industrie, des sciences et du développement économique avait consaisi de s’attaquer à une ordonnance de blocage de site, mais a estimé que le nombre de facteurs complexes à soupeser justifiait une étude plus approfondie avant de mettre en place un tel cadre. La Cour fédérale s’est penchée sur la jurisprudence du Royaume-Uni, Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2016] EWCA Civ 658 [Cartier CA] et Cartier International AG v. British Telecommunications plc, [2018] UKSC 28 [Cartier SC], où il existe un pouvoir codifié d’accorder une ordonnance de blocage de site en cas de violation du droit d’auteur. La Cour fédérale n’était pas préoccupée par l’adoption de règles qui comprenaient des interprétations des directives européennes et a noté que dans l’affaire Cartier CA, la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles avait statué qu’elle aurait été prête à conclure à l’autorisation d’émettre une ordonnance de blocage de site en vertu de la loi habilitante des Hautes Cours du Royaume-Uni.

En abordant la question préliminaire de savoir si l’octroi de l’injonction est juste et équitable dans toutes les circonstances », la Cour fédérale s’est penchée sur l’arrêt Cartier CA où l'Court a identifié les facteurs pertinents pour déterminer si une ordonnance de blocage de site est proportionnelle comme suit :

  1. « Nécessité — un examen de la mesure dans laquelle la réparation est nécessaire pour protéger les droits du demandeur. La réparation n’a pas besoin d’être indispensable, mais le tribunal peut se demander s’il existe des mesures de rechange et moins onéreuses;
  2. Efficacité — un examen de la question de savoir si la réparation demandée rendra les activités de contrefaçon plus difficiles à réaliser et découragera les utilisateurs d’Internet d’accéder au service contrefait;
  3. Dissuasivité — une question de savoir si d’autres personnes qui n’ont pas actuellement accès au service contrefait seront dissuadées de le faire;
  4. Complexité et coût — un examen de la complexité et du coût de la mise en œuvre de la réparation demandée;
  5. Obstacles à l’utilisation ou au commerce légitimes — examen de la question de savoir si l’allègement créera des obstacles à l’utilisation légitime en induisant la capacité des utilisateurs des services des FSI d’accéder légalement à l’information;
  6. Équité — une question de savoir si le redressement établit un juste équilibre entre les droits fondamentaux des parties, des tiers et du grand public;
  7. Substitution — une considération de la mesure dans laquelle les sites Web bloqués peuvent être remplacés ou substitués et si un site Web bloqué peut être substitué à un autre site Web contrefait; et
  8. Mesures de protection — un examen de la question de savoir si la réparation demandée comprend des mesures qui protègent contre les abus.  

La Cour fédérale a ensuite cherché à adapter ces facteurs au critère bien établi de l’octroi d’une injonction interlocutoire au Canada, à savoir si « (1) il y a une question sérieuse à juger; (2) un préjudice irréparable résultera si l’injonction n’est pas accordée; et (3) la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur. 2 

La Cour fédérale s’est écartée du critère canadien en adaptant les facteurs de l’arrêt Cartier en faisant remarquer que « le facteur de nécessité est ... étroitement lié au volet préjudice irréparable du critère ». Par conséquent, la Cour fédérale a choisi d’examiner les arguments relatifs à « la disponibilité de mesures de rechange et moins onéreuses en vertu de ce volet du critère et non dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients ».

Appliquant le critère canadien d’octroi d’une injonction interlocutoire, la Cour fédérale a conclu à l’existence d’une question sérieuse puisque la « preuve révèle une solide preuve prima facie de violation du droit d’auteur » par les défendeurs malgré l’ordonnance antérieure de la Cour ordonnant aux défendeurs de cesser d’exploiter le service de contrefaçon. En ce qui concerne l’élément du préjudice irréparable du critère, la Cour fédérale n’était pas convaincue que les dommages-intérêts constituaient une réparation adéquate à la fois parce qu’ils peuvent être difficiles à calculer et que la réclamation a pris naissance dans un contexte de « solide preuve prima facie d’une violation continue du droit d’auteur des demandeurs lorsque les défendeurs sont inconnus ». De même, la Cour n’était pas convaincue que le demandeur n’avait pas cherché d’autres options disponibles pour examiner la conduite du défendeur.  

En ce qui concerne l’élément de la prépondérance des inconvénients du critère, TekSavvy a fait valoir que [traduction] « le blocage de sites est une mesure extrême qui risque d’étouffer par inadvertance la liberté d’expression en bloquant du contenu légitime » et, par conséquent, l’incidence négative de l’ordonnance de blocage de sites sur les FSI [ traduction] « et les consommateurs canadiens l’emportent sur tout préjudice que les demandeurs pourraient subir en raison de l’activité de contrefaçon ». La Cour fédérale a choisi d’appliquer les facteurs Cartier comme cadre pour examiner et traiter les intérêts des demandeurs, des FSI et du grand public.

Efficacité

L’efficacité exige que l’on examine si l’ordonnance demandée rendra l’activité de contrefaçon plus difficile et découragera l’accès aux services contrefaits. La preuve a montré la disponibilité de mesures de contournement, mais la Cour a estimé qu’elles pourraient être difficiles à mettre en œuvre. De même, la Cour n’a pas été troublée par le fait que tous les FSI au Canada ne seraient pas liés par l’ordonnance, car les FSI représentent une partie importante des abonnés canadiens. 

Dissuasivité

La Cour a noté que les coûts de contournement, même s’ils sont minimes, « peuvent avoir un effet dissuasif ou dissuasif ».

Complexité et coût

TekSavvy a fait valoir que « la mise en œuvre et le maintien d’un système de blocage de sites pourrait coûter des centaines de milliers de dollars et pourrait entraîner une pression importante sur les ressources humaines de TekSavvy ». TekSavvy suggère également que l’octroi d’une ordonnance de blocage de site dans ce cas créerait un précédent qui pourrait finalement voir les FAI confrontés à des centaines, voire des milliers d’ordres de blocage de site. 

La Cour a estimé que les termes du projet d’ordonnance et les preuves limitées à l’appui des estimations des coûts potentiels de la conformité étaient suffisants pour surmonter cette objection.

L’ordonnance exigeait que les FSI s’engagent dans le blocage DNS et le blocage des adresses IP en ce qui concerne les domaines et les adresses IP identifiés dans l’ordonnance et n’oblige pas les FSI à s’engager dans le blocage d’URL. 

Obstacles au commerce légitime

La Cour s’est demandé si l’ordonnance proposée empêcherait indûment les clients des FSI d’accéder à du contenu légal. En limitant l’ordre aux domaines, sous-domaines et adresses IP spécifiques identifiés dans l’ordonnance, en ayant des dispositions pour la suppression d’un domaine ou d’une adresse IP lorsque les critères de « but unique ou prédominant » ne sont plus satisfaits et en prévoyant que l’ajout de domaines, de sous-domaines ou d’adresses IP ne peut avoir lieu qu’après avis à la Cour et le dépôt de preuves pour établir l’objectif unique ou prédominant des domaines nouvellement identifiés ou , la Cour a estimé que ces risques étaient gérés adéquatement.

Équité

La Cour n’était pas disposée à conclure que le principe de la neutralité du Net ne s’appliquerait pas lorsqu’une ordonnance de blocage de site est demandée. Cependant, la Cour a été satisfaite par une ordonnance qui vise à limiter le blocage aux sites illégaux et intègre des processus pour traiter le blocage excessive involontaire face à une solide preuve prima facie de violation en cours. La Cour a estimé dans une telle affaire que ni la neutralité du Net ni la liberté d’expression ne font pencher la balance contre l’octroi de la réparation demandée. 

Substitution

Ce facteur nécessite d’examiner si les sites Web bloqués peuvent être remplacés ou remplacés par un autre site Web contrefait. La Cour a reconnu que la substitution est une possibilité, mais a déclaré que « la simple possibilité de substitution n’est pas un motif suffisant pour conclure que ce facteur pèse contre l’octroi de la réparation demandée ».

Mesures de protection

La Cour a estimé que l’ordonnance contient une série de mesures visant à protéger les divers intérêts en jeu contre l’abus ou l’utilisation abusive de l’ordonnance.

En l’espèce, la Cour a conclu que tous les facteurs énoncés dans l’arrêt Cartier pesaient en faveur des demandeurs et était convaincue que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi de l’ordonnance. Il est heureux que certains FSI aient contesté l’ordonnance afin que la Cour ait eu l’occasion d’examiner plus en détail bon nombre des questions de politique soulevées pour les ordonnances de blocage de sites.

Il reste à voir si les facteurs de Cartier sont la bonne approche pour bien soupeser et équilibrer les intérêts de tous les intervenants. La décision dans cette affaire a été criticized pour un certain nombre de motifs, y compris surtout que les « nombreuses questions de politique complexes (y compris l’application du droit d’auteur, la liberté d’expression, la neutralité du Net et la concurrence des télécommunications) sont mieux laissées au Parlement ».  


Remarques : 

1. Voir GEA Group AG v. Flex-N-Gate Corporation, 2009 ONCA 619 au para. 51 et York University c. Entreprises Bell Canada, 2009 99 O.R. (3d) 695 (L.C.), au paragr. 13. 
2. Voir Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110; et RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311.

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